POURQUOI BATZ-SUR-MER ET NON GUERANDE ?
Prenez
une carte des marais salants. La forme est irrégulière mais pointez le milieu
au jugé. Vous ne pointerez jamais à plus de 300m de nos marais.
-
Nous sommes au milieu du bassin de Batz-Guérande, au cœur de l’aire
géographique de l’IGP Guérande
-
Nous
entretenons nos marais dans les mêmes conditions que nos ancêtres les plus
lointains sans mécanisation, pas même une pompe,
-
Nous
récoltons notre sel selon la technique la plus ancestrale,
-
Puis
nous le mettons en sac sans aucune mécanisation, seulement avec l’énergie de
nos bras.
Et
bien non, nous ne sommes plus du sel de Guérande. Nous choisissons de ne pas
être du sel de Guérande à cause d’une IGP conduite par une coopérative trop
hégémonique.
Cela
nous permet de revendiquer et de faire connaître le village sur lequel nous
vivons et travaillons : BATZ-SUR-MER qui nous semble tellement plus
authentique que Guérande.
Comment
en est-on arrivé là ? Je meurs d’envie de vous l’expliquer mais j’ai peur
d’être aussi long et ennuyeux qu’un ancien combattant sous prozac.
Encadrés
pendant des années par un monopole d’état, les paludiers ont été peu habitués à
vendre leur sel par eux-mêmes.
Au
XXème siècle, la fin de ce monopole, l’arrivée du sel industriel et des
techniques frigorifiques ont failli être fatales au marais. Les derniers professionnels
étaient des indépendants, ils vendaient leur sel par eux-mêmes. Il restait
aussi quelques paludiers qui faisaient cela en plus d’un autre métier, et qui
livraient leur sel au négoce.
Un
grand projet immobilier provoqua une réaction. Les enfants des derniers
paludiers accompagnés d’enfants de 1968, réagirent en réoccupant et cultivant
le marais. Ils sensibilisèrent les médias. La qualité de notre sel fit le
reste, il devint connu et apprécié sous le nom de Guérande.
Ce rebond attira une multinationale : les Salins du Midi. Ils achetèrent le plus gros négociant local. Les nouveaux paludiers réagirent en rentrant dans la coopérative et en prenant le contrôle. La multinationale et la coopérative se sont livrées une guerre à mort. Le principal coup tenté par la coopérative fût d’essayer de s’approprier le mot de Guérande par une Indication Géographique Protégée, comme la réglementation le permettait à l’époque. La multinationale contre-attaqua plus qu’efficacement et tout fût bloqué. Personne ne gagna cette guerre.
Plus
tard, les relations s’apaisèrent, la coopérative et la multinationale
s’entendirent pour la mise en place d’une nouvelle Indication Géographique
Protégée qui, sans être une stricte appropriation, conforte leur situation
dominante et lèse les indépendants.
Bien
soutenus par les paludiers apporteurs de négociant, les indépendants (votre
serviteur en tête) réagirent en proposant une Appellation d’Origine Protégée
plus respectueuse des pratiques artisanales. Mais mal préparés, mal organisés
et surtout sans réseau d’influence dans le domaine des Appellations d’Origine,
la contre-proposition fut balayée. D’âpres négociations permirent de rendre le
cahier des charges de l’IGP moins défavorable aux indépendants, sans pour
autant interdire les pratiques industrielles pour ce qui concerne le séchage et
le conditionnement.
Néanmoins
l’IGP reste un outil des grosses structures pour contrôler les petites. Elle
leur permet d’être informé en temps réel et d’alourdir à souhait leurs charges
techniques et financières.
Nous
choisissons d’y échapper et nous sommes finalement heureux de revendiquer
Batz-sur-Mer pour notre sel. C’est un village côtier charmant dans lequel nous
vivons et travaillons. Il y a plus de marais salants sur Batz-sur-Mer que sur
Guérande. Il mériterait d’être plus connu, mais il est préférable qu’il ne le
soit pas pour ne pas attirer les gros ambitieux.
Vous
ne dormez toujours pas ? Vous voulez des détails ? Il y en a plus
long ensuite. C’est une forme d’histoire récente du marais, histoire toute
subjective qui prend le point de vue d’un petit indépendant. C’est aussi une
manière de mesurer les tracas d’un paludier face aux grandes manœuvres des
lobbies.
Il
était une fois un marais merveilleux, qui depuis des siècles, faisait l'un des
meilleurs sels du monde. Les paludiers étaient tellement consacrés à leur
tache, qu'ils ne se souciaient pas de vendre leur sel. D'ailleurs, ils
n'en avaient pas besoin puisque le roi lui-même s'en chargeait, ce qui,
au passage, lui procurait de grandes richesses.
Le sel était très précieux. Il était aussi le seul moyen de conserver bon nombre d'aliments et d'éloigner la perspective, tant redoutée, de la famine.
Mais
l'aire industrielle est arrivée. Les machines ont envahi le monde. Les réfrigérateurs
ont rendu le sel inutile pour conserver la nourriture. Loin du marais, les
machines permettaient de faire un sel plus blanc, plus sec, plus propre.
Le
sel du marais restait bien meilleur que le sel des machines, mais les gens
trompés par l'apparence le délaissèrent. La république qui succédait au roi
renonçait elle-aussi à le vendre.
Les paludiers aimaient leur marais mais ils ne parvenaient plus à vendre leur sel. Des grands marchands leur achetaient si peu cher que la pauvreté s'installa. Petit à petit, le marais merveilleux fut abandonné, presque complètement abandonné.
Un jour, un ministre de la république, voyant le marais, s'écria : « Pourquoi ne pas faire ici une marina pour les vacances ? » Autant dire la disparition du merveilleux marais et de son sel.
Mais
les enfants des paludiers se sont révoltés : « Maman, papa pourquoi
est-ce qu'ils veulent tuer notre marais ? Ne fait-il pas en plus le meilleur
sel du monde ? » N'attendant pas la réponse, ils appelèrent leurs copains des
villes et, ensemble, ils manifestèrent. Ils criaient, bravaches, « NON, notre
marais n'est pas abandonné, regardez, nous faisons le meilleur sel du monde. »
Et joignant le geste à la parole, tous, enfants des paludiers et copains de
la ville, se remirent à cultiver le marais.
Assez
rapidement, le ministre compris son erreur et protégea le marais contre toute
construction. Mais rien ne fut simple, le sel, pourtant si bon, se vendait
toujours aussi mal. Les gens ne savaient plus qu'un sel gris était meilleur
qu'un sel blanc.
Alors
tous dirent : « Donnons un nom à notre sel afin qu'on le distingue et
qu'on puisse dire à tout le monde qu'il est très bon. GUERANDE, appelons
le Guérande ». Et ça a marché, partout troubadours et ménestrels de la
gastronomie vantèrent le sel de Guérande, et dans les maisons, les gens
redécouvrirent ce sel savoureux.
Pourtant, les grands marchands
n'augmentèrent pas le prix d'achat, retenant toute la richesse pour eux. Les
nouveaux paludiers, enfants de paludiers et copains des villes, étaient passionnés
mais pauvres.
Quelques-uns d'entre eux
décidèrent d'essayer de vendre eux-même leur sel. Ils se mirent sur les
marchés ou au bord des routes. Ils rencontrèrent des clients amoureux du sel et
du marais, des particuliers comme vous, mais aussi des cuisiniers, des
boulangers voire même des petits revendeurs. Ils devinrent indépendants.
Leur situation s'améliorait mais c'était un autre travail et d'autres soucis. .
Et la plus grande part des paludiers considéraient cela comme une déchéance.
Plutôt que de mourir de leur
fierté, ils eurent une autre idée : regrouper leur sel et embaucher des
vendeurs. La coopérative était née. Ce ne fut pas facile. Il y avait
tant de sel que les vendeurs ne pouvaient se contenter de le proposer sur les
marchés. Au début ils ne pouvaient faire autrement que de continuer à vendre
aux marchands. Mais petit à petit, ils rencontrèrent les gros clients et purent
complètement s’en passer. Aussi lentement qu'inéluctablement, leur situation
s'améliorait.
Et une longue période de
bonheur aurait dû s'installer sur le marais. Mais le conte s'arrête là. La
suite est moins simple.
Disons-le, au départ la
coopérative était un peu « ramolichonne du bas-ventre ». Il
s’agissait plus d’un organisme de stockage qui permettait aux négociants
d’avoir un approvisionnement régulier.
A la fin des années 80, la
coopérative se radicalisa en « groupement de producteurs » interdisant à
ses membres de vendre eux-mêmes leur sel de quelque manière que ce soit. Ils
peuvent racheter des paquets de sel de la coopérative et les revendre, mais ce
n’est plus (uniquement) leur sel…
Cette radicalisation ne s’est
pas faite sans douleur. Des figures locales valeureuses ont été évincées. D’un
autre côté, il s’agissait aussi d’une rupture avec le néo-féodalisme local où
le seigneur était le négociant, qui était grand propriétaire de marais et aussi
maire de sa commune. Enfin aucune tête n’est tombée (physiquement !).
Avec cette nouvelle
coopérative, les négociants voyaient leur approvisionnement se tarir.
Ils furent obliger d'augmenter leur prix d'achat. Habilement, ils permirent
aux paludiers qui continuaient de les livrer d'améliorer leur situation. Ce
fut à peine plus vite que les paludiers de la coopérative, mais... plus vite. La jalousie n’atténuait pas les
dissensions.
Parmi les négociants, il en
est arrivé un beaucoup plus gros que les autres, les Salins du Midi. Il
possédait déjà la totalité des marais salants du sud de la France et d'un grand
nombre de pays méditerranéens. Malgré une farouche opposition locale, ils sont
parvenus à racheter un négociant, d’abord en faisant appel à un prête-nom
étranger. Aujourd’hui, notre marais ne représente qu'une part infime de son
industrie.
Ce grand négociant et la coopérative
ont d’abord travaillé ensemble puisque les Salins du Midi façonnaient le sel
moulu de la coopérative, en échange de quoi la coopérative fournissait les
Salins du Midi en gros sel. Puis ils se sont livrés une guerre à mort. A
eux deux, ils rachetèrent tous les autres négociants.
De son côté la coopérative
abordait le marché des grandes surfaces et elle embauchait des directeurs
commerciaux. C’était la fin de l’innocence. Ils étaient issus des grandes
écoles de commerce et avaient déjà fait leurs armes chez des grandes marques de
la grande distribution.
Mettant en œuvre leurs
matoiseries habituelles, ils tentèrent de s’approprier le mot Guérande en
profitant de la réglementation des appellations d'origine. A cette époque
cette réglementation permettait à une structure de s’approprier une
appellation. (Le Bleu de Bresse et les Poulets de Loué en sont des exemples).
La coopérative était vraiment sur le point d’y parvenir.
Mais les Salins du Midi
contre-attaquèrent. Ils utilisèrent leurs relations en faisant éditer un décret qui
définissait des normes chimiques du sel alimentaire. Ces normes étaient
sur mesure pour le sel industriel, mais elles interdisaient tout simplement
à notre sel d'être vendu pour l'alimentation et de porter même le nom de «
sel ». Fort heureusement, l'administration ne fit jamais appliquer cette
nouvelle loi à notre sel ni aux autres sels artisanaux français. Nous étions
bien loin d'avoir le pourcentage de chlorure de sodium requis. En revanche, il
lui devenait impossible de prétendre à une appellation d'origine. Les
appellations d’origine sont réservées aux produits (officiellement)
alimentaires. Il était donc impossible pour la coopérative de s'approprier le
mot Guérande. La situation s'est
ainsi gelée pendant plus d'une décennie.
J'avais passé la vigueur de la
post-adolescence et j'avais peur de ne pas être physiquement à la hauteur du
marais. Plutôt que de faire du volume, j'ai choisi de valoriser mon sel, de le
vendre par moi-même. J'ai donc choisi d'être complètement indépendant,
de la coopérative comme du négociant, mais surtout, indépendant de la grande
distribution.
Pendant plus de 10 ans, dans
une paix relative liée à cette guerre froide entre les géants, nous avons, comme
les autres indépendants, vendu du sel que l'on disait "de Guérande". Guérande
appartenait à tout le monde.
Je
rêvais d’une AOP pour notre sel. Je me suis investi dans
l’Association Française des Producteurs de Sel
récolté Manuellement. Il
s’agissait de sensibiliser les autorités pour que notre
sel soit de nouveau
reconnu alimentaire, première étape…. Hélas
ce fût la première étape vers l’IGP
(Indication Géographique Protégée) qui,
adaptée aux produits plus industriels,
respecte beaucoup moins les petits producteurs indépendants.
Il y a des journées qui
marquent : le 25 avril 2007. C'était un mercredi, un jour déjà
chargé. Et ce jour là, la nouvelle est tombée au Journal Officiel : notre
sel était de nouveau reconnu de qualité alimentaire. A première vue, cela était
une bonne nouvelle, mais la coopérative était prête à faire feu : le cahier
des charges d’une IGP était prêt depuis une décennie. Elle ne pouvait plus
s'approprier complètement le terme de Guérande, puisque la loi ne l'y
autorisait plus. En revanche, le cahier des charges était discriminant à
souhait. Impossible à suivre pour le petit paludier, sauf à se suicider
économiquement. Même Trad y Sel, petit négociant récemment formé de l'union de
plusieurs indépendants, était menacé par la discrimination.
Au syndicat des paludiers
indépendants,
on avait tendance à se mettre la tête dans le sable en disant, « le sel de
Guérande existe depuis 2000 ans sans IGP, c'est pas demain que cela va
commencer». Avant de partir à la réunion, je m'entends dire à Delphine : «Ce
soir, je vais me faire déchirer au syndicat.» A la réunion, je me lève en
disant : « Le train des appellations d'origine va partir, soit on le laisse
partir et on les laisse tout faire contre nous, soit on monte dedans et on
essaie de limiter la casse ». Le silence suit… tout le monde le savait
déjà, personne ne voulait soulever le problème, comme si, le seul fait de le
soulever, c'était déjà trahir. Et finalement je peux développer. « Une IGP
serait la dictature de la coopérative. En revanche une AOP permettrait de
différencier le sel du petit paludier de celui de la coopérative … »
Et là, je ne m'y attendais pas mais je me suis mis tout seul dans l'engrenage.
Ils ont répondu « Ok, tu t'en occupes ». Je m'attendais à ressortir déchiré
mais soulagé d'avoir tenté. Je suis ressorti préoccupé et occupé pour plus de 5
ans.
Le directeur du grand
négociant m'invite assez vite à un entretien qui a eu le mérite d'être aussi
court que clair : il soutient la coopérative, l'objectif étant d'éviter que les
paludiers puissent vendre par eux-mêmes pour que sa société puisse acheter
moins cher.
Il assumait le véritable
objectif de l'IGP. Coopérative et Grand Négociant ont globalement revendiqué
cet objectif double :
- protéger Guérande contre
une banalisation comme cela est arrivé à la Provence pour les herbes ou à
Dijon pour la moutarde,
- verrouiller les portes
derrière eux et devenir les seules structures à même de mettre notre sel sur le
marché. Les coopérateurs les plus radicaux s'attribuent le succès de
Guérande et ne veulent pas que ce nom soit utilisé par d'autres, surtout pas
par des petits indépendants
Le premier objectif qui, pour
nous est légitime, se révéla être fallacieux. Aujourd'hui la coopérative va
commercialiser une gamme de sel du monde (Vietnam en particulier) alors qu'en
même temps, elle impose des quotas sur la fleur de sel à ses propres adhérents…
Les paludiers qui apportaient
leur sel aux Salins du Midi n'étaient pas dupes, et ils firent front commun
avec les petits indépendants et avec Trad y Sel. Un collectif "IGP NON
MERCI" est né, réunissant plus de 100 paludiers sans aucun
coopérateur, hélas. Cela a engendré plus d'une centaine d'oppositions
officielles, ce qui reste un record.
Pourtant, le projet d'AOP a
été balayé d'un revers de main avec la complicité de l'INAO, l'administration
compétente pour les appellations d'origine. Le prétexte était "une
incompatibilité technique": le sel ne serait pas adapté. L'avenir prouvait
le contraire puisque le sel écossais obtenait une AOP, quelques années plus
tard. (sel obtenu par évaporation de l'eau de mer grâce à une énergie fossile).
Vous l'avez compris, la procédure ne sera pas jalonnée que de bonne foi. Et le
pire c'est que moi-même, j'en ai fini par perdre la mienne.
L’agriculture est comme un
trépied, c’est confortable lorsque les trois pieds sont équilibrés : les
coopératives, les indépendants et les négociants. La coopérative est
indispensable si l’on veut aborder le marché des grandes surfaces. (Un mal pour
un mal ?) Il faudrait juste qu’elle pense la même chose de nous.
Les collègues paludiers de la
coopérative aiment le métier autant que moi. La grande majorité a choisi ce
métier par passion, pour le caractère physique du métier. En revanche, les
réunions, les jeux de pouvoir ne les motivent pas. C’est un tort parce que les
responsabilités sont parfois abandonnées aux plus manipulables, toujours
honnêtes néanmoins. Une fois, un malhonnête s’est engouffré dans la brèche, et
cela leur a posé des problèmes.
Il y a quand même quelques
« radicaux ». Ils n’ont de radical que leur volonté d’hégémonie de la
coopérative. Ils sont souvent trop jeunes pour avoir connu les heures
difficiles du marais et ils sont en mal d’héroïsme. Comme en 1968, ils ont le
défaut de mettre le signophile à gauche et de tourner à droite. Mais ils
n’aiment pas tout ce qui n’est pas de la coopérative, surtout les indépendants.
Les plus petits indépendants sont méprisés, les plus grands sont jalousés.
Paradoxalement la haine ancestrale contre les Salins du Midi s’est déplacée
contre les indépendants. Ce sont eux qui ont mené la procédure de l’IGP, bien
« accompagnés » par le directeur commercial.
Les paludiers coopérateurs
sont de bons collègues et parfois des copains. Les affinités ne sont pas
toujours logiques. J’ai un ami chez les radicaux… (Masochisme
intellectuel ?)
Sortons du cliché de
l’arriviste façon « méchant dans James Bond ». Si l’humeur de dogue
auquel on arrache une dent est fréquente chez le paludier, le directeur
commercial est authentiquement sympathique. J’en ai connu plusieurs dans
chacune des grandes structures. Le commercial n'est pas dénué de valeurs
humanistes. Pour ceux de la coopérative, le choix de cette structure témoigne
d'une ambition saine ou d'une volonté de rompre avec les conseils
d'administration d'actionnaires.
Le problème c'est que pour
lui, tout n'est que jeu. Son travail est un jeu. Comme dans un jeu de plateau, tout ce qui
respecte la règle est autorisé. Ce qui fait qu'il peut tenir un discours et son
contraire sans avoir l'impression de mentir, vous affronter en réunion puis vous proposer un café, vous faire un
coup tordu et s'en vanter, comme mon gamin lorsqu'il me bat aux échecs. Le type
même de vantardise qui témoigne d'une innocence et d'une humilité. Bref il
est désarmant.
Au cours d'une réunion, je faisais part de mon plan B, ne pas rentrer dans l'IGP, en revendiquant l'origine de Batz-sur-Mer. La même semaine, la coopérative déposait la marque « Sel de Batz-sur-Mer ».
Elle a
cherché à la déposer pour du sel mais n'a pu le faire puisque la marque aurait
été générique. (On a le droit de déposer la marque Diesel pour une ligne de
vêtement, pas pour du carburant. Ainsi, on n’a pas le droit de déposer la
marque « Sel de Batz-sur-Mer » pour du sel de Batz.) Ils l'ont donc déposée
pour de la moutarde(?) et des produits de la mer.
Peu importe,
cela a failli fonctionner. Nous étions prêts à adhérer à l'IGP, la mort dans
l'âme. Ce n'est que grâce à un copain qui a travaillé à l'INPI que j'ai réalisé
la vacuité de ce dépôt de marque et que je suis revenu au projet de changer
d'appellation. J’imagine le directeur commercial content de lui, sans haine
aucune.
Lui joue innocemment, et nous, nous avons les tripes sur la table…
Pour l’instant, rien à voir
avec certaines énormes coopératives maraîchères, qui relèvent des
multinationales et contre lesquelles certains collègues de Nature et Progrès
doivent développer des stratégies de résistants de 1941. Rien à voir non plus
avec la paisible fruitière de montagne.
Les Salins du Midi sont
insaisissables. Pendant certaines périodes, comme en ce moment, ils sont
acheteurs, morts de faim et semblent réellement porter la valeur du sel
artisanal (Ils sont aussi adhérents de Nature et Progrès).
D’autres
fois, ils laissent
ostensiblement fondre sous la pluie le sel qu’ils viennent
d’acheter, jettent
littéralement des paludiers apporteurs, les laissant sans sans
ressources et quelques fois sans marais. Souvent ils cultivent des
marais qui sont propriété des Salins du Miidi.
Difficile de les attaquer
frontalement aussi, ce sont les clients de mes collègues.
Pas individualistes pour
autant. Nous formons volontiers des équipes de travail (rarement moi
néanmoins), donnons volontiers des coups de main, groupons des achats de
fournitures, prêtons des outils. En revanche, il est très dur pour nous d’être
copropriétaires d’outils ou de monter des structures communes. Nous voulons
avoir notre destin entre nos mains sans dépendre de personne. En même temps,
n’y aurait-il pas un oxymore dans une « coopérative de conditionnement des
indépendants » comme nous y avions pensé à un moment ?
Le premier projet de cahier
des charges était une caricature : impossible de le respecter sans investissements de
caractère industriel. C'était un copier-coller du "process" de la
coopérative.
Les enquêteurs et les
responsables de L'INAO, déjà en contact avec notre avocat, préfèrent le faire
infléchir pour qu'il devienne plus abordable pour les indépendants. Au
final, le cahier des charges insiste plus sur une exigence de qualité que sur
l'obligation de procéder à des traitements physiques nécessitant des moyens
industriels lourds. C’est notre modeste petite victoire.
En revanche la coopérative
refuse la mention " sel chauffé" lorsque c'est le cas. Le
chauffage sur lit fluidisé permet à la fleur de sel de passer dans les systèmes
de conditionnement. Mais ce chauffage altère la qualité de la fleur.
C'est peut-être pour cela qu'ils peinent à la vendre. C'est dommage, parce que
derrière, c'est toute la fleur de sel qui passe pour un caprice de hipster.
Très vite, d'un côté comme de
l'autre, nous avons ensemble décidé de ne plus répondre aux médias dont
certains se délectaient de nos querelles en soulignant les propos les plus
vexatoires. Cela portait sur l'ambiance au sein même du marais, où, d'habitude,
toute querelle cesse au profit des relations de voisinage fonctionnelles et
très souvent cordiales.
Le jeu de nos avocats est plus
utile mais subtile et sournois. Au premier rendez-vous, ils sont très optimistes, puis
au fur et à mesure que le procès se rapproche, ils demandent de plus en plus de
travaux de recherche et de mobilisation. Ils arrivent à faire en sorte que vous
vous sentiez responsables d'un éventuel échec. Néanmoins leur présence et la
perspective d'un jugement amènent les administrations à plus d'objectivité. Les
jeux de lobbying sont moins efficaces.
Les avocats nous ont quand
même amenés à essayer un argument fallacieux.
L'aire géographique .
Elle est aberrante pour le
néophyte puisqu'elle permettrait de faire du sel de Guérande au bord du canal
de Nantes à Brest... (Il s'agit de permettre aux paludiers de pré-stocker leur
fleur de sel chez eux sans sortir de l'aire géographique.)
Mais ce qui était susceptible
d'attirer l'attention du juge, c'était la discontinuité entre deux zones de
production : celle du bassin de Batz-Guérande et celle du bassin du Mes. Nous
savons que les sels sont les mêmes. Mais il y a plus de différences
géographiques entre le Mes et Batz-Guérande qu'entre Batz-Guérande et
Noirmoutier.
En face, ils ont eu peur. Ils
savaient l'argument juridiquement pertinent et une grande partie du sel de la
coopérative vient du Mes. De plus ils mélangent dans leur stock, le sel des
différents bassins. Ils ont travaillé pour montrer l'historicité de
l'appellation Guérande pour le Mes. De notre côté, nous étions mal dans
notre peau d'utiliser de tels arguments. Nos avocats étaient fins comme du
gros sel. Ils ne savaient faire qu'une seule chose : contester une aire
géographique. Ils ont donc abusivement essayé d'amener le juge sur ce terrain.
Il est vrai que nos
adversaires ne se sont absolument pas privés non plus. « C'est le jeu » nous
disent-ils. Mais nous ne jouons pas !
Le jeu était inégal, ils
avaient des moyens considérables et des copains à tous les étages de
l'administration quand ils ne les occupaient pas eux-même au sein de l'INAO.
Nos chances étaient faibles. Personnellement je n'étais pas pour aller devant
le juge. Les collègues ont jugé que même si nos chances étaient faibles il
fallait les tenter. Ils avaient raison au vu des difficultés qu'ils rencontrent
aujourd'hui. Il fallait avoir tout tenté.
Certains « considérants » du
Conseil d'Etat qui s'appuient simplement sur la notoriété existante, relèvent
autant d'un comptoir de bistrot que d'une cour. Cela donne l'impression qu'il
ne s'est pas fallu de grand chose pour que le Conseil d'Etat nous donne raison.
J'espère et je pense que le Conseil d'Etat est resté en dehors des réseaux
d'influence.
Il n'était pas possible de
faire appel. En France, le Conseil d'Etat juge en premier et en dernier
recours.
Pas besoin d'être grand
stratège pour comprendre qu'il y des défaites utiles : les collègues qui
sont aujourd'hui sous l'IGP Guérande sont sous un joug, pas sous une
guillotine.
Nous ne sommes pas sans fierté mais nous savons perdre. C'est indispensable lorsque l'on fait de sa passion son métier.
Nous respectons celui de
Nature et Progrès qui est proche, plus exigeant même pour ce qui concerne
l'environnement. (Hélas, Nature et Progrès est également permissif sur le
chauffage et sur les techniques industrielles de conditionnement du sel)
bien qu'ils soient très
inéquitables entre les coopérateurs et les autres. Ce serait environ 2 fois
plus cher que Nature et Progrès, qu'il n'est de toute façon pas question de
remplacer. Il s'agirait de 2% du chiffre d'affaires. Ce serait lourd, certes,
mais pas inenvisageable dans le cadre d'une démarche constructive.
Le cahier des charges comme
les coûts ne sont pas gravés dans le marbre. Tout cela est géré par un
organisme spécifique : APROSELA. Dans cet organisme, il y a deux collèges au
pouvoir égal : celui des producteurs et celui des négociants.
- Dans le collège des
négociants, la coopérative a plus des 2/3 des voix,
- Dans le collège des
producteurs les coopérateurs ont plus des 2/3 des voix.
Par ce jeu de collège, la
coopérative peut imposer sa décision contre tous les producteurs, indépendants ou non.
APROSELA est moins démocratique que la coopérative elle-même. Hors, à la
coopérative, de plus en plus de décisions sont prises en Conseil
d'Administration sans l'avis de l'Assemblée Générale. Et le Conseil
d'Administration se voit offrir des séminaires...
Intégrer l'IGP, c'est se
mettre sous le tableau de bord de la coopérative : l'IGP lui fournit toutes
les informations (stocks, chiffre d'affaires…)
et lui permet d'avoir des curseurs pour alourdir à souhait les
charges techniques et financières des indépendants. Ce qu'ils ne se privent
pas de faire, sans attendre que les indépendants fassent envie aux
coopérateurs.
Pour intégrer l'IGP, il nous
aurait fallu être en confiance.
Aujourd'hui, nous avons un peu
de recul et il semble que nous avons pris la bonne décision. Nous sommes
seulement une petite dizaine à être restés en dehors, uniquement parmi ceux qui
vendent tout leur sel par eux-mêmes. Les autres se sont souvent vus imposer
leur adhésion par leur négociant. Les indépendants dans l'IGP ne survivent
qu'au prix d'éternelles procédures qui constituent la plus grande occupation du
Syndicat des Paludiers Indépendants.
L'IGP m'a occupé 5 ans. J'ai
maintenant envie de choisir mes combats. Ce ne sera pas celui-là.
Il fallait un peu de courage
parce que nous aurions pu penser que, sans la mention Guérande, notre sel se
serait moins bien vendu. Mais il n'en est rien.
Le risque était calculé
puisque nous étions en souci par rapport à l'amenuisement de nos stocks.
Aujourd'hui, deux bonnes saisons nous ont permis de reconstituer un stock
raisonnable mais nous ne sommes toujours pas en mesure de prendre un nouveau
gros client. Nous n'avons pas de problème pour écouler notre sel.
Cela se sait peu mais, du
point de vue du cadastre, il y a plus de marais salants sur Batz que sur
Guérande et tout Batzien regrette de voir son sel s’appeler
"Guérande". Donc nous sommes très bien accueillis localement.
Certains clients nous font même des scènes pagnolesques sur le marché. "Ce
n'est pas du Guérande ça mon gars, c'est du Batz! Celui-là, tu ne le trouves
pas en grande surface."
Nous sommes trois familles de
paludiers à faire du sel de Batz. Aucun d'entre nous n'abuse sur les prix, et nous
n'avons aucun problème pour écouler notre sel. L'un d'entre nous écoule même
l'essentiel de son gros sel à l'international.
Nous n'avons d'autre loi que
la loi.
Pour notre part, nous adhérons
à Nature et Progrès, mais c'est une adhésion de conviction.
La démarche
est constructive et ne cache aucun jeu de concurrence. La charte Nature et
Progrès encourage l'échange technique et rejette les notions de secrets de
fabrication. Nous sommes dans une logique de collaboration. Nous sommes
tellement ouverts que même la coopérative et la société Bourdic les Salins du
Midi sont adhérents. Les apporteurs de ces structures sont néanmoins trop peu
impliqués. Encore une fois, la grande majorité d'entre eux adhère par
obligation, parce que leur structure de négoce le demande.
Nous sommes peu connus et nous
n'y tenons pas.
Il n'y a aucun problème à ce
que du sel de Batz soit appelé "sel de Batz". Mais, comme Guérande au
début, rien ne protège le sel de Batz d'une banalisation qui consisterait à
appeler « sel de Batz », du sel qui vient de n'importe où.
De plus, le jour où on nous
trouvera en grande surface, les velléités de cahiers des charges
commenceront...
En attendant, puisque nous
n’avons plus le droit de mentionner Guérande disons que
« Le
sel de Batz n’est pas du sel de G. C’est le point G du sel… »
(On fait ce qu’on peut… il y en a qui dépose des marques avec moins que ça !)